« Entré en cinéma » (dit-il comme si c’était dans les ordres) il y a plus de quarante ans, c’est avec discrétion, patience et dévouement que Jean-Jacques Andrien construit une filmographie clairsemée mais pertinente – de documentaire comme de fiction – autour de la terre de Belgique, de ce qui définit le rapport de l’homme à elle. 2014 pourrait aider à remettre son travail en lumière, avec la sortie de son dernier film, le documentaire Il a plu sur le grand paysage, le 14 mai dernier, mais aussi celle de son deuxième film réalisé en 1981 et jusqu’ici inédit en France, la fiction Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, le 13 août. Rencontre par téléphone avec un cinéaste engagé, dont les réponses prolixes brassent attachement à ses sujets et approche consciente du cinéma.
Commençons par parler de votre structure de production, Les Films de la Drève. Il semble que vous produisez ou coproduisez tous vos films…
Oui. Au départ, c’était une SC (Société Coopérative), la première du genre en Belgique. Elle a été créée en 1973 par et pour quatre réalisateurs – dont Chantal Akerman -, et puis nous avons décidé amicalement de continuer chacun de son côté. J’ai gardé Les Films de la Drève, Chantal a créé Paradise Films avec Maryline Wathelet. À l’époque, je préparais mon premier long métrage, Le fils d’Amr est mort ! avec Pierre Clementi, et Chantal, de son côté, préparait Jeanne Dielman.
J’ai utilisé cette structure pour réaliser tous mes films, et parfois je coproduisais un projet d’un réalisateur ami qui nous intéressait. C’est comme ça que j’ai coproduit Genesis du réalisateur indien Mrinal Sen, qui était en compétition à Cannes en 1986. J’ai aussi coproduit le premier film de fiction de Lucas Belvaux, Parfois trop d’amour ; j’étais très proche de son frère, Rémy Belvaux, qui a été mon élève. Mais la tâche première de la structure est d’être un outil de production pour mes films – et aussi pour ceux de Yasmine Kassari, qui a réalisé en 2004 L’Enfant endormi, et qui est devenue ma collaboratrice dans cette société. La finalité reste la liberté de création – mettre en place des conditions où l’économique est au service de l’aspect artistique d’un film. On s’était basés sur l’expérience des réalisateurs-producteurs allemands. À ce moment-là, je connaissais Peter Fleischmann (Scènes de chasse en Bavière), qui faisait partie du groupe du Nouveau Cinéma allemand avec Margarethe von Trotta, Schlöndorff… Il y avait alors en Allemagne tout un mouvement pour la création de ce type de société, pour un cinéma d’auteur engagé.
La police envahit le grand paysage : Mémoires (1979-1984) – image © Les Films de la Drève
Quand nous nous sommes rencontrés à la sortie de la projection du Grand Paysage d’Alexis Droeven, vous étiez déjà en entretien avec une autre personne, à qui vous avez parlé d’une trilogie, comprenant les deux « Grand Paysage » et un autre film, dont je ne me rappelle pas le titre…
Oui, c’est Mémoires. En bordure du pays de Herve (dans l’est de la Belgique), le long de la frontière avec la Hollande, il y a un chapelet de six villages qui constituent la commune de Fourons, que l’on voit d’ailleurs dans les séquences noir et blanc du Grand Paysage d’Alexis Droeven – là où l’on voit des bagarres entre des groupes extrémistes flamands et la population locale. Pendant mes repérages du Grand Paysage d’Alexis Droeven, entre 1977 et 1980, j’ai filmé la plupart des événements qui se sont déroulés dans ces villages. Cela me semblait important de mémoriser ce qui s’y passait ; pour moi, c’était révélateur de l’état des tensions communautaires de la Belgique : ces confrontations qui se passaient là, à ciel ouvert et de façon violente.
Et Mémoires, c’est l’une de ces journées que j’ai filmées, une journée dans les Fourons ! On devrait intituler le film Mémoires des gens de Fourons – j’ai d’ailleurs envie de le rebaptiser comme ça quand je sortirai le coffret DVD des trois films. C’était un dimanche comme beaucoup d’autres, entre 1977 et 1980-81. Il y avait carrément des milices d’extrême-droite flamande, protégées par la gendarmerie nationale, qui venaient manifester, violemment, pour affirmer que ces villages étaient flamands, alors que la population y était majoritairement francophone. Cela m’interpellait : ces villages avaient été rattachés à la Flandre lors du tracé de la frontière linguistique en 1962, contre l’avis de la majorité de ses habitants ; cette majorité francophone, en fait, avait été dépossédée de la maîtrise de son destin politique. Mémoires est un documentaire de 57 minutes, que j’ai filmé avec Michel Baudour et Manu Bonmariage comme opérateurs, et moi au son. Nous avons filmé plusieurs journées comme celle de ce dimanche-là – c’était, je crois, au mois de mai 1979, et puis un retour sur ces lieux cinq ans après.
Pour en revenir à votre question, dans Mémoires, il s’agissait d’aborder la réalité du « grand paysage » dans sa strate politique, alors qu’Il a plu sur le grand paysage l’aborde dans sa strate économique, agricole et sociale. Le Grand Paysage…, la fiction de 1981, l’aborde dans sa globalité, dans sa complexité qui est à la fois politique, économique, sociale et géographique – géographique dans le sens où je souhaitais suggérer qu’une géographie physique puisse révéler une géographie mentale. La particularité du « grand paysage » du pays de Herve, c’est la dispersion de l’habitat : une ferme et de vastes étendues des terres autour de la ferme, un peu comme des îles au milieu de l’océan.
Des trois films, Mémoires a donc été le premier tourné ?
J’ai tourné la matière noir et blanc de Mémoires en 1979, mais je ne l’ai pas montée à ce moment-là. Je l’ai tournée comme je prenais des photos – pour être en prise avec le réel, pour m’imprégner, me positionner. Ce qui m’intéresse au cinéma, c’est la connexion avec le réel. Je suis très soucieux qu’il y ait une connexion entre un film et la réalité dont il procède – c’est ce que j’appelle le cinéma « topique ». Pour établir cette connexion, je fais un long travail d’enquête, de repérages photographiques, et parfois, quand c’est nécessaire, je filme. J’ai filmé ce qui se passait dans les Fourons, au départ dans l’intention d’accumuler – non, plutôt d’obtenir une matière qui me servirait soit pour l’écriture du scénario du film Le Grand Paysage…, soit pour en extraire des séquences que je monterais dans ce film, soit pour l’assembler en un film documentaire. C’est en 1984, après Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, que j’ai décidé de faire un documentaire à partir de cette matière que j’avais filmée ce dimanche de 1979, mais en y ajoutant mon retour sur les lieux cinq années après, retrouvant et interrogeant les protagonistes de l’époque sur leur mémoire de cette journée-là. Il y a donc dans le film Mémoires une partie en noir et blanc tournée en 1979, et une partie en couleurs de 1984. J’aime quand au cinéma on suit des personnes, des situations, des paysages à des intervalles de temps, comme ça. Dans Mémoires il y a un intervalle de cinq ans entre ses deux parties, puis il y a Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, puis trente ans plus tard le documentaire Il a plu sur le grand paysage.
Mon souhait est de sortir les trois films dans un coffret parce qu’ils constituent les trois facettes d’un même paysage, d’une même réalité filmée à des époques et des moments différents. C’est à la fois jubilatoire de voir comment ces trois films peuvent n’en constituer qu’un seul, et très intéressant de voir l’évolution d’une situation, d’un paysage, d’un personnage… Dans l’écart entre Le Grand Paysage d’Alexis Droeven et Il a plu sur le grand paysage, c’est comme si le personnage de Jean-Pierre du Grand Paysage… était devenu Gustave, José… c’est-à-dire les premiers agriculteurs que j’interviewe trente ans plus tard. Ce serait d’ailleurs bien que le distributeur puisse obtenir, en septembre ou octobre, la programmation des deux films l’un à la suite de l’autre. Si on sait que le Jean-Pierre de 1981 – qui est dans le doute, la découverte – est devenu les trois ou quatre personnages du documentaire trente ans plus tard, on peut deviner, approcher toute une vie, toucher du doigt tout un parcours, et à partir de là se mettre à leur place, quand ils voient la situation de l’agriculture aujourd’hui par rapport à l’espoir qu’ils avaient en 1981.
À l’époque, la situation était déjà difficile, mais on était encore dans une logique d’espoir. Aujourd’hui, chez les agriculteurs les plus lucides, la question est « de quoi nous est-il encore permis de désespérer ? » ou « qu’est-ce qu’il s’agit de sauver ? ». C’est un constat pessimiste, mais parallèlement, c’est étonnant, il y a aussi des actions tout à fait optimistes et positives. Les personnages du documentaire sont des combattants, qui n’acceptent pas, qui se battent, de façon intelligente. Je pars demain à Paris présenter le film, et deux des agriculteurs du film viennent avec moi. C’est vraiment très chouette, ça révèle cette volonté de se battre, qu’ils viennent à Paris pour défendre le film, pour en débattre, pour rencontrer les citoyens. C’est dans une démarche tout à fait positive. Quand on analyse bien le film, dans chaque personnage (il y en a neuf), il y a une telle démarche, une volonté de survivre. C’est ça que je trouve intéressant, alors qu’ils sont objectivement dans des situations extrêmement difficiles, et qu’ils le seront encore plus demain avec la disparition des quotas laitiers et la mise en place du traité transatlantique – dont on ne connaît pas encore le contenu, mais ils ne se font pas beaucoup d’illusions, et malgré cela ils se battent.
La valeur du travail : Il a plu sur le grand paysage (2013) – image © Les Films de la Drève
En voyant Il a plu sur le grand paysage, j’ai eu l’impression de voir un film en deux temps. Outre la captation en de beaux plans du terrain géographique, du « grand paysage », la première partie se compose essentiellement d’entretiens, tandis que la seconde capte la lutte agricole…
Tout à fait. Plus précisément, le premier temps, ce sont les parcours individuels des personnages inscrits dans ce paysage. Et puis il y a un personnage pivot : l’ouvrier agricole (Henri Lecloux), celui qui marche derrière une vache blanche qu’il conduit de l’étable à la « maternité ». Il dit à un moment donné : « Quel que soit le type de ferme où je travaille, elles sont toutes traversées par la même problématique, par la même inquiétude par rapport à l’avenir, par la même perplexité. » En disant cette phrase, il retraverse toutes les rencontres de la première partie du film, les différents types de ferme, les différentes situations. Du coup, ce que j’ai cherché à faire, c’est que chaque situation, chaque rencontre puisse jouer en hors-champ par rapport à une autre, se superpose à elle, en quelque sorte, qu’elles entrent en collision ou se relient. Ainsi, l’ouvrier agricole ouvre le deuxième temps du film : la réaction collective, le combat par rapport à cette situation d’inquiétude.
Et puis, il y a cette interview d’un vieil agriculteur (Nicolas Thimister), que j’ai montée à la fin de ce deuxième temps parce qu’il révèle bien les enjeux, il élève la problématique agricole à un niveau plus vaste, plus général, plutôt philosophique – il souligne l’importance de la liberté, de la continuité, de la solidarité, de la coopération qui sont des valeurs de la culture paysanne. Ce qui est assez inouï, c’est qu’il vit seul dans une ferme toujours meublée et décorée comme durant son enfance – les années 1940-50 – et il n’a rien d’un nostalgique ! Je lui ai demandé – hors tournage, malheureusement – pourquoi garder des tableaux de ses grands-parents aux murs, un papier peint des années 1930, une vieille cuisinière… alors qu’il y a une télévision ultramoderne derrière lui, qu’il est au courant de ce qui se passe dans le monde, notamment en Tunisie au moment du tournage, qu’il est tout à fait contemporain, pourquoi continuer à vivre dans un décor ancien ? Il dit : « Cela maintient en vie les valeurs auxquelles je crois… Pour ne pas oublier ! » Les cinq vaches qu’il garde, c’est pour ne pas oublier comment on travaillait autrefois. J’ai trouvé ça formidable, ce type de témoignage, parce qu’il révèle que c’est la culture paysanne qui est menacée par la situation que ces agriculteurs vivent aujourd’hui, la disparition des fermes, la non-reprise par les jeunes… Quand on retrace l’histoire de l’agriculteur à travers le temps, on se rend compte que c’est une histoire de survie, toujours. Leur destin a toujours été indéterminé. C’est cette culture ancestrale qu’il ne faut pas jeter à la poubelle, on ne peut pas jeter, comme ça, des années et des années d’expérience de la survie ! Je crois que, comme dit Pierre-André Taguieff, il ne faut « ni vouloir préserver ou restaurer à tout prix, ni désirer transformer sans limites, mais conserver ce qui mérite de l’être, après inventaire, évaluation et tri ».
Mais concernant cette structure en deux parties, aviez-vous anticipé de diviser votre film de cette façon, ou cela s’est-il imposé au fil du temps ?
Pour un documentaire, je m’interdis de définir la structure du film avant le tournage. J’ai besoin que ce soit le matériel filmé qui en décide – parce qu’il est toujours surprenant, il y a toujours quelque chose que vous n’aviez pas prévu. Par exemple, l’émotion des personnages quand je leur pose – directement ou indirectement – la question des rapports à leurs enfants ou à leurs parents, l’émotion qui sort de ces moments-là, ce n’était pas du tout prévu, c’est vraiment la méthode d’approche, la manière de tournage qui l’a donnée, c’est le réel qui surgit dans le film. Pour un documentaire, je prépare le mieux possible mon rapport de filmeur au filmé, une grande préparation de connaissance réciproque ; je me mets dans une position qui permet une liberté de parole chez la personne rencontrée. Donc je travaille sur la méthode, sur le positionnement, sur le dispositif de la prise de vue, mais je m’interdis de travailler avant le tournage sur le contenu précis que je veux atteindre. C’est purement pendant le tournage et le montage que les choses se mettent peu à peu en place et que la structure du film apparaît. La structure est dictée par le matériau image et son qui est filmé. Si pendant l’enquête, pour préparer mon dossier, j’avais demandé à la fermière « quel est votre apprentissage ? » et si elle m’avait répondu à ce moment-là, je n’aurais jamais eu la réaction qu’elle donne dans le film, quand elle ne sait pas dire « je suis fille d’agriculteur » – et c’était loupé. Le film était loupé ! Pour moi, le travail de préparation du documentaire doit préserver la liberté de parole des gens, et ce qu’ils ont vraiment envie de dire.
Entretien avec Gustave et Alice Wuidart : Il a plu sur le grand paysage (2013) – image © Les Films de la Drève
On sent bien que c’est aussi une affaire de montage, eu égard à l’ordre des entretiens…
La succession des rencontres dans la première partie, c’était la gradation des fermes, 40, 70, 120, 300 [bêtes, ndlr]. Là où le montage est surtout intervenu, c’est dans le calibrage des durées, parce que je ne voulais pas couper, faire du ping-pong, monter le film par thèmes… C’était déjà décidé avant le tournage, rester avec chaque personne longuement, ne pas faire de montage alterné pour traiter de tel ou tel thème, entre les différents protagonistes. Ce n’était pas du tout l’écriture qui convenait à ce film. Ce qu’il fallait, c’était rester quasi de face au personnage rencontré, en respectant son tempo, son rythme de parole, sa façon de s’exprimer ; et si la parole se coupe (changement de bobine, etc.), on met un écran noir pour que le spectateur le comprenne, par respect pour lui et la personne rencontrée, pour ne pas faire croire que cette parole était continue. Donc il y avait un souci que la parole du paysan l’emporte sur l’effet du montage, sur l’effet de fiction. Il y a aussi montage pour faire apparaître les hors-champs, mais il n’y a pas manipulation de la parole du paysan. Et même quand il y a des hésitations, des maladresses, elles sont conservées, parce que c’est sa parole à lui ou à elle.
Il est vrai que ce ne sont pas des personnages appelés à habiter tout le film. Leurs présences s’alignent l’une à la suite de l’autre, mais leurs témoignages s’empilent et subsistent pour former un discours global perceptible par le spectateur.
Tout à fait.
Le grand paysage, là où Il a plu… (2013) – image © Les Films de la Drève
D’où vous est venue l’idée d’intercaler ces très beaux plans de paysage embrumés entre les interviews ? S’agissait-il simplement de créer une respiration, un décor, ou y avait-il une manière de créer esthétiquement une autre résonance ?
C’était principalement pour créer une résonance entre l’agriculteur et le paysage qu’il habite, cet aspect des choses qui s’étale à l’infini, ces fermes isolées… Qu’il y ait une prolongation de la parole dans la géographie – une continuité. Ce n’est pas un refrain. Cela agit aussi comme une respiration, une reprise de souffle, bien sûr, puisqu’on passe de la parole d’un agriculteur à celle d’un autre et que cette parole nécessite une écoute de la part du spectateur, une écoute attentive vu la singularité du sujet et la connaissance experte que les personnages en ont.
À propos de prolongation, les images de révolte paysanne – pour certaines des images d’archive – dans la dernière partie du film offrent un contrepoint assez dur à la beauté des premiers plans de paysages…
Il n’y a qu’un seul plan que nous n’avons pas tourné nous-mêmes : c’est le plan aérien, la prise de vue par hélicoptère de l’épandage de lait, d’où la texture de caméra numérique de mauvaise qualité. C’est l’image qui a fait le tour du monde. Toutes les autres, c’est nous qui les avons filmées. Nous n’avons pas cherché à intégrer cette image dans les plans du sol (les gros plans de visages, les tracteurs), nous avons voulu marquer la différence entre les deux régimes d’image, montrer ce plan aérien comme une image de télévision. Comme un signe emblématique.
Parlons du Grand Paysage d’Alexis Droeven. Une scène en particulier, celle de l’assemblée d’agriculteurs, semble sortie tout droit d’Il a plu sur le grand paysage tourné plus de trente ans plus tard, tant elle est réaliste !
Depuis que je suis entré en cinéma, comme je vous l’ai dit, je procède par une longue étape d’enquête, de repérage, d’imprégnation, dans les lieux où je souhaite inscrire le film et le tourner, sans même savoir si j’y parviendrai. C’est ce que je vis actuellement en Australie, dans les communautés aborigènes – cela fait déjà plus de dix ans que je travaille avec eux, que je vis dans les lieux, et que je photographie, j’enregistre, j’écris, je note, etc. Pour Le Grand Paysage d’Alexis Droeven comme pour Il a plu sur le grand paysage, j’ai assisté à beaucoup d’assemblées d’agriculteurs. Pour Le Grand Paysage…, j’avais un Nagra (j’ai toujours un Nagra, d’ailleurs : c’est un instrument formidable même s’il est un peu lourd et déforme les épaules !). J’avais enregistré une assemblée durant l’enquête préparatoire, et lorsque j’ai écrit le scénario, je l’ai réécoutée. Cette assemblée durait deux-trois heures en réalité, et dans le scénario il fallait la réduire à cinq-six minutes. J’ai extrait de l’enregistrement un certain nombre de répliques. Et lorsque le film était en tournage, j’ai demandé aux agriculteurs qui étaient présents à la véritable assemblée de reprendre les mêmes places et de redire ce qu’ils avaient dit quelques mois auparavant (je leur avais écrit leurs dialogues !). C’était les mêmes personnages, avec les mêmes voix, à la même place. C’est ce qui donne cette impression de pris sur le vif – alors que c’est complètement mis en scène – parce que ces personnages se retrouvaient dans un lieu qu’ils connaissaient, avec des gens qu’ils connaissaient et des paroles qu’ils avaient déjà prononcées.
Assemblée générale : Le Grand Paysage d’Alexis Droeven (1981) – image © Les Films de la Drève
Avec, au milieu, des acteurs de cinéma très convaincants…
Oui, il y a deux acteurs, Maurice Garrel et Jerzy Radziwiłowicz. C’est surtout Maurice qui intervient. Tous les autres sont des agriculteurs et des responsables syndicaux de l’époque.
Quand on voit les deux films… Dans Il a plu sur le grand paysage, il n’y a aucune mise en scène, bien sûr. Il y a simplement un emplacement de caméra qui était toujours le même lors de ces réunions, parce que je voulais que les agriculteurs, au fil de mes tournages dans ce lieu, acceptent la place que je prenais et m’intègrent dans leurs débats jusqu’à ignorer ma présence. Donc je ne voulais pas balader ma caméra d’un côté ou de l’autre de la salle. Non, je me suis mis à un endroit déterminé comme si j’étais un protagoniste de l’assemblée, mais légèrement décalé – puisque je ne suis pas agriculteur, mais un observateur, quoique engagé dans leurs problématiques. C’est un emplacement de caméra qui est resté le même pendant plus d’un an à chacune de ces réunions. Au début d’une réunion, ils me voyaient arriver, savaient où j’allais mettre ma caméra ; pendant les débats, ils savaient où j’étais. C’était vraiment intéressant. Je faisais partie de la pièce !
Mais quand on voit les deux assemblées [celle d’Il a plu… et celle du Grand Paysage…, ndlr], cela pose question sur l’évolution de la lutte syndicale de ces agriculteurs. Quand j’ai revu Le Grand Paysage… à Paris (je ne l’avais plus vu depuis plusieurs années), c’est étonnant, à la fois ce qui est semblable et ce qui est différent. C’est filmé différemment. Pour le documentaire, je voulais faire de très gros plans – on cherchait le regard, on cherchait la proximité avec la parole. Dans ce film, dans les réunions d’agriculteurs, c’est très rare, les plans de situation, les plans un peu larges. On zoomait parfois, tout simplement, parce qu’on ne pouvait pas déplacer la caméra. Les plans sont vraiment très, très serrés – pour être dans le regard et dans la parole de l’agriculteur. Dans Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, dans l’assemblée générale, je reprends plutôt les cadres que j’aime généralement, plutôt comme ceux de mes interviews dans Il a plu… : une position où je ne suis ni trop près ni trop loin, qu’il y ait de l’air dans le cadrage, de la distance et une certaine proximité. Moi, je sens plus de douleur et de révolte contenue dans le documentaire que dans la fiction, qui est beaucoup plus énergique – Garrel y pique une colère, que je rencontre plus rarement aujourd’hui. J’ai filmé pour Il a plu… des colères comme celle de Garrel, aujourd’hui, comme celle d’un responsable syndical qui a piqué une colère quand on a appris la fin des quotas [laitiers, ndlr]. Mais aujourd’hui on voit plutôt les regards d’agriculteurs qui encaissent les coups, qui s’interrogent… En 1981, ils étaient encore dans l’espoir. Des manifestations telles que celle de Bruxelles dans Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, avec 100 000 agriculteurs dans les rues, aujourd’hui vous n’avez plus ça, ce n’est plus possible – d’abord parce qu’il n’y a presque plus d’agriculteurs, et puis parce que la police maîtrise tout du début à la fin – les flics sont même parfois dans les assemblées générales.
Vous disiez que la fiction brassait la dimension politique et économique dans un drame familial. Était-ce volontaire, de ne pas retravailler certains thèmes comme les conflits linguistiques ?
Absolument. Pour le documentaire Il a plu…, j’avais besoin d’être focalisé sur la problématique agricole. De rester dans un même domaine. Et puis les Fourons, aujourd’hui, ils sont devenus complètement flamands. Les groupuscules d’extrême-droite n’y viennent plus. Ce serait un autre film.
Les Wallons sont partis ?
Ce qui s’est passé, c’est qu’il y avait des Hollandais qui habitaient Fourons et parlaient le flamand – là, on est à quelques centaines de mètres de la frontière hollandaise. Et en 2000, la législation a changé et a permis à ces habitants hollandais de voter en Belgique. C’est ce qui a fait que les francophones sont devenus minoritaires, et peu à peu beaucoup d’entre eux sont partis. Il y avait un café très fréquenté par les francophones à l’époque « Chez Grosjean » ; c’était un lieu de rassemblement et de débats, une sorte d’arbre aux palabres ; c’est devenu une banque flamande.
Il y a vraiment un film à faire sur cette question de ce que sont devenus ces villages trente ans après. Dans le film Mémoires, il y a une strate 1979 en noir et blanc, avec des événements très violents, et il y a la strate couleur, tournée cinq ans après, avec un jeune paysan très actif, qui s’appelle José Happart et qui est devenu bourgmestre de ces communes… C’est étonnant de voir le passage du temps sur son visage, ce que devenait ce jeune agriculteur. Depuis, il a été ministre de l’Agriculture, et député européen. C’est lui qui a foutu le bordel à l’Europe dans l’affaire de la dioxine – mais pour défendre les agriculteurs ! – en dénonçant les Anglais dans la fabrication des farines animales. Ce serait intéressant que je retourne dans les Fourons pour voir ce que ce territoire est devenu sociologiquement, et même urbanistiquement – l’impact que peut avoir le politique sur le social et l’environnement. Capter des choses que les études, les chiffres et les dossiers ne disent pas. Et Mémoires pourrait alors devenir un film en trois parties.
Le regard de Jerzy Radziwiłowicz : Le Grand Paysage d’Alexis Droeven (1981) – image © Les Films de la Drève
Pour Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, que vous avez produit, qu’est-ce qui a motivé votre choix d’acteurs non belges ? On a un grand acteur flamand, Jan Decleir, qui a ici un tout petit rôle, tandis que l’acteur principal est polonais, on a aussi les Français Nicole Garcia et Maurice Garrel…
Je me rappelle que pour Jerzy, je cherchais un regard – tout le film est construit sur le regard qu’il porte sur la vie de son père. Pour Garrel, c’était la gestuelle : le geste du père à l’égard de son fils. Et pour Nicole, c’était la voix. Je ne cherchais pas un Français, ni un Polonais, ni un Flamand ; je cherchais ce par quoi ils interviendraient dans le film, ce par quoi ils véhiculeraient ce qu’ils ont à signifier.
Jerzy, je l’ai rencontré tout à fait par hasard. Il était l’acteur principal de L’Homme de marbre de Wajda, et ce film était distribué en Belgique par Progrès Films, par Didier Geluck (c’est le père de Philippe Geluck), qui était le distributeur de tous mes films. Quand j’ai vu L’Homme de marbre, je trouvais cet acteur formidable, et que c’était vraiment celui de mon film. La critique cinématographique belge lui a donné un prix, on l’a invité à venir le prendre, et j’ai foncé chez mon distributeur et je lui ai dit « Écoute, je voudrais aller chercher Jerzy à l’aéroport moi-même. » J’ai été le chercher, on a sympathisé, je lui ai raconté le film, et c’est comme ça que ça s’est fait. Tout simplement, grâce à L’Homme de marbre et grâce à Didier Geluck.
Pour Nicole, j’ai dû voir un film… Je crois que c’était Mon oncle d’Amérique. Mais je travaillais aussi avec Margot Capelier, une agent qui travaillait avec des acteurs que j’avais déjà choisis. Je crois que c’est elle qui m’a dirigé vers Nicole. Garrel, je ne sais plus comment je l’ai rencontré. Mais je trouve qu’ils sont formidables, tous les trois.
Comment expliquez-vous que le film ait mis si longtemps à sortir en France ?
Il devait être distribué par Pascale Dauman, c’était Pari Films, je crois. Et pour des raisons que j’ignore, ça ne s’est pas fait. On s’était rencontrés, elle était enthousiaste, elle voulait vraiment distribuer le film, elle l’aimait beaucoup. Je sais qu’elle était branchée avec Wenders à l’époque. Je ne sais pas. Moi, je n’étais pas du tout connu en France. Pourtant, j’avais fait un autre film qui avait obtenu le Grand Prix de Locarno, Le fils d’Amr est mort ! avec Pierre Clementi. Mais il n’a pas été diffusé en France non plus. Et pourtant, je me rappelle, la critique française était emballée par Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, par les deux films d’ailleurs. J’avais un soutien de la revue Cinéma 82. J’avais aussi de bonnes critiques dans Les Cahiers, mais peu développées, en peu de lignes. Maintenant, pourquoi… ? Il faut féliciter Thomas Ordonneau de Shellac, de prendre en distribution les trois films, Le Grand Paysage…, Il a plu… et Mémoires aussi. Chapeau !
Oui, c’est un beau pari, parce qu’en France, on ne peut pas dire que vous soyez tout à fait connu…
Tout à fait inconnu, il faut dire les choses comme elles sont ! Et pourtant, je travaille régulièrement avec des Français ! Avec Franck Venaille notamment, le dialoguiste de mes deux films, Le Grand Paysage d’Alexis Droeven et Le fils d’Amr est mort !, et celui que je prépare actuellement. Venaille, c’est un écrivain très sensible à la Belgique. Il a écrit La Descente de l’Escaut, je ne sais plus pour quelle maison d’édition, mais c’est un écrivain dont on parle peu en Belgique alors que c’est presque un écrivain belge ! Il va sortir chez Gallimard un prochain roman (il vient de m’envoyer un mot, on est restés fort amis), un roman qui se passe en Belgique. Et Venaille, c’est aussi une sensibilité à cet univers où il y a la rencontre entre deux cultures, une culture latine et une culture du nord, pour ne pas dire anglo-saxonne. Mais c’est ça, les Fourons : si vous voulez, le pays de Herve est vraiment sur la fracture « sismique » entre les deux cultures. Et Franck est très sensible à ça. C’est un écrivain français, il vit à Paris, et qu’un écrivain français soit sensible à ces réalités culturelles, c’est rare.
Pierre Clementi dans Le fils d’Amr est mort ! (1975) – image © Les Films de la Drève
Dans Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, vous accordez toujours une grande importance à l’espace et à la géographie – un peu comme dans le documentaire Il a plu… mais d’une manière différente. C’est-à-dire qu’il nous laisse deviner le contrechamp des images : le regard du personnage, Jean-Pierre, quand on en adopte le point de vue subjectif, notamment pendant tous les voyages en voiture ; et puis son image, quand on filme ces paysages à travers des vitres et que son reflet apparaît… Ce sont des motifs esthétiques qui reviennent.
C’est dans la continuité du travail que j’avais amorcé dans mon tout premier court métrage Le Rouge, le rouge et le rouge. C’était un exercice de style, je faisais mes gammes. Je m’étais obligé à travailler « perpendiculairement », de profil et de face, et je voulais voir comment jouer des rapports entre les deux positions. Par exemple, une jeune dame va à un rendez-vous, on voit une voiture traverser un paysage latéralement ; ensuite, la caméra est face au pare-brise comme dans Le Grand Paysage d’Alexis Droeven, et puis à nouveau on voit la voiture de profil, mais plus proche… Et de voir comment ces deux polarisations s’articulent, agissent l’une sur l’autre, et comment cela produit un certain type de hors-champ. Le Rouge, le rouge et le rouge, c’était – oh là là, j’étais enfant ! – en 1971, 72. Ça a commencé là.
Et puis, avec Le fils d’Amr est mort !, il y avait une volonté de ne pas montrer le contrechamp. Rester sur le champ (ce que voit le personnage) et faire exister le contrechamp en hors-champ. Dans l’écriture cinématographique, vous pouvez être avec le personnage ou en dehors de lui. J’appelle ça des « polarisations » parce qu’il ne s’agit pas d’un « point » comme en littérature. Au cinéma, on est dans une zone, une zone proche ou éloignée du personnage, et tant que la caméra est à vingt centimètres, un mètre, deux mètres… on est avec le personnage, on est dans son désir. Dès que vous quittez cette zone-là, que vous vous éloignez un peu plus, vous n’êtes plus dans la « polarisation personnage », mais dans la « polarisation narrateur », c’est-à-dire que vous voyez le personnage marcher, boire, être triste, de l’extérieur. Mais dès que vous vous rapprochez du personnage, on est triste avec lui, on marche avec lui, on court avec lui… Je caricature un peu, mais c’est pour me faire comprendre. Donc vous avez deux types de polarisation – mais vous avez des polarisations narrateur proche, narrateur lointain, comme chez Ford par exemple. Chez Ford, c’est très clair, il était très conscient de ça. Vous avez par exemple la diligence, au loin, qui se déplace de droite à gauche – là, vous êtes dans une position de narrateur lointain. Et puis paf ! brutalement, on est à la place de celui qui tient les rênes des chevaux et qui vient d’apercevoir les Indiens à l’horizon – là, on est dans une polarisation personnage proche. Ensuite la camera entre dans la cabine de la diligence et filme les voyageurs en gros plan – là, on est dans une polarisation personnage très proche. Etc. Donc en plus des polarisations personnage et narrateur, vous avez des graduations ; et le hors-champ joue, s’intensifie, agit différemment selon la nature des polarisations et de leurs graduations – et ça, c’est passionnant, le travail sur l’activation des hors-champs.
Le Rouge, le rouge et le rouge (1972) – image © Les Films de la Drève
De votre part, ces choix de mise en scène étaient donc plutôt une expérience ?
Un travail. Trouver son écriture en rapport avec un contenu. Un travail sur la forme où le contenu se fond, à laquelle il s’identifie. Je suis très sensible au travail de Rossellini, de Jancsó, de Tarkovski, de Sokourov, de Kiarostami… C’est d’ailleurs Miklós Jancsó qui m’a donné mon tout premier prix pour Le Rouge, le rouge et le rouge. Si vous avez la possibilité de voir Les Sans-espoir, Rouges et Blancs, Psaume rouge… C’est un monument du cinéma. Vous connaissez Angelopoulos ? Souvent, il se réfère à Jancsó. Jancsó, c’était aussi le travail sur le hors-champ, sur l’Histoire comme chez Angelopoulos. La façon dont Angelopoulos met en scène l’histoire de la Grèce dans Le Voyage des comédiens… C’est dans cette filiation que je situe mon travail. C’est ma famille !